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Pour Georges Navet

Par Patrice Vermeren

 

1) J’ai connu Georges Navet, il y a cinquante deux ans, en septembre 1968, au lycée Henri IV à Paris. Nous étions internes en classe préparatoire à l’ENS Saint-Cloud, avec Patrick Vauday. C’était une année climatérique, le lycée était cerné en permanence par les forces de l’ordre, on commençait invariablement la journée par la distribution de tracts, on la continuait studieusement par l’étude des « Recherches Logiques » de Husserl et de « La modification » de Michel Butor, on la terminait par une manifestation de rue, souvent organisée en liaison avec la khâgne du lycée Louis-le-Grand, où se tenait mobilisé Stéphane Douailler.

2) On sut très rapidement trois choses de Georges, qu’il était fils d’ouvriers de la banlieue de Lyon, qu’il avait la passion de la littérature et de la philosophie, qu’il était à la fois courageux dans l’action et lucide sur l’avenir improbable de la révolution.  Il écrira plus tard à propos du héros de Jules Vallès ces phrases qui s’appliquent si bien à lui-même : « On peut espèrer que la liberté se propage du seul fait qu’elle se manifeste ou s’est manifestée en un endroit quelconque. Du moins faut-il faire comme si…Au fond de lui, Vingtgras ne croit guères que les insurrections auxquelles il participe puissent vaincre. Cela ne l’empêche pas de mettre toute son énergie dans la bataille, parce que les doutes intimes ne doivent pas interférer avec l’action politique, et que celle-ci n’a pas pour critère le succès ou l’insuccès (« Vintgras énergumène », dans Le philosophe comme fiction, Paris, L’Harmattan 2000 , p.106).

3) Après nos études de boursiers provinciaux à Paris, je l’ai retrouvé à Troyes, où nous avions été nommés tous deux professeurs à l’école normale d’instituteurs. Pendant son service militaire, l’armée avait utilisé ses compétences d’agrégé de philosophie pour tenir les comptes de la buvette de la base aérienne où il avait été affecté, ce qui fit qu’il prit ses fonctions l’année suivante. C’est l’argument qu’il utilisera pour se solidariser avec moi lorsqu’il y eut une suppression de poste de philosophie, à un moment où nous avions soutenu par des meetings à la bourse du travail, avec nos élèves normaliens, l’inculpation, par les juges rouges du syndicat de la magistrature, du principal entrepreneur de construction du département de l’Aube pour trafic de main d’œuvre clandestine: il avait écrit à l’inspecteur d’Académie que c’était à lui et pas à moi de sauter, puisqu’il était arrivé le dernier.

4) Entre temps, la critique radicale des institutions philosophiques s’était transformée pour notre génération soixante-huitarde en défense inconditionnelle de la philosophie : nous revendiquions l’inutilité consubstantielle de celle-ci, face aux attaques de l’Etat libéral giscardien contre son enseignement. Nous avons fondé et publié à Troyes une revue : Le Doctrinal de Sapience, pour lequel il entreprit d’écrire une chronique : « Positions de la fainéantise ». Selon lui : « la fainéantise serait une manière, calculée ou non, qu’aurait l’élève de passer à travers les mailles du discours-filet du maître-philosophe ». Il avait poursuivi sa chronique par un « Eloge de la myopie à l’adresse de ceux qui voient loin »,  puis par « Petits Clebs et grands cadors »,  et un article sur « Le Cogito propriétaire, son philosophe et la philosophie »  (sur Adolphe Thiers). Une manière subtile et singulière de travailler la posture de la maîtrise, comme si la tâche impossible du professeur de philosophie était de tenter de s’en échapper. Dans ses moments libres, il lisait Faulkner, Garcia Marquez, Carlos Fuentes et Vargas Llosa, et écrivait des romans dont il détruisait les manuscrits.

5) J’ai partagé avec lui mes rencontres avec Miguel Abensour et l’atelier Proudhon.  Il fera comme moi-même sa thèse de doctorat avec Miguel Abensour, il me succédera comme chargé de cours à l’EHESS auprès de Rosemarie Férenczi avec Jean-Paul Thomas. Georges se mit à lire Proudhon, sans nullement devenir proudhonien. A l’issue de sa thèse avec Miguel Abensour sur «Vico et le code civil », il fut élu maître de conférences à la faculté de droit et science politique de Reims, un jour mémorable : Miguel était resté pour voter pour lui, sans savoir qu’il venait d’être victime d’un AVC, ce dont Georges se souviendra toujours avec reconnaissance et effroi.


6) Georges a mené tous les combats de notre génération philosophique : Doctrinal de Sapience, almanachs du philosophe boîteux, états généraux de la philosophie, recueil « La philosophie saisie par l’Etat », collège international de philosophie, programmes ECOS avec le Chili et l’Argentine,  corpus des œuvres philosophiques de langue française, dialogues philosophiques de la Maison de l’Amérique Latine, département de philosophie de l’Université Paris 8, Master philosophie avec l’ENS de Port au Prince... Mais il l’a fait à sa manière : tandis que j’écrivais sur Victor Cousin et le jeu de la philosophie et de l’Etat, Stéphane Douailler sur les philosophes mineurs du dix-neuvième siècle et Platon, Patrick Vauday sur l’image, Georges publiait des textes finalement rassemblés sous le titre : Le philosophe comme fiction. L’interrogation singulière qui parcourt et relie ces articles est la suivante : « Que se passe-t-il lorsqu’un philosophe apparaît comme tel dans un roman ? La présence d’un philosophe dans le roman est toujours corrélative d’une question sous-jacente : le monde est-il susceptible d’être un tant soit peu modifié et, dans l’affirmative, comment, jusqu’où, avec quelles conséquences positives ou négatives, par l’apparition de ce qui se donne pour une vérité ? Quelles que soient les réponses, la question est fondamentalement politique, au sens où la politique a trait aux assises du monde humain » (Georges Navet : Le philosophe comme fiction, L’Harmattan, Paris 2000 p. 9). Il avait tout lu évoquant les figures de van Enden chez Eugène Sue, de Descartes dans le Cinq-Mars de Vigny, de Spinoza ou de Cousin chez Balzac, Valles, les frères Goncourt ou Anatole France, de Proudhon chez Léo Cladel, de Burdeau-Bouteiller chez Barrès, de Palante-Cripure chez Louis Guilloux

7) Le volume a paru dans la collection du Forum de l’Institut IRTS, dont il a dirigé les sessions annuelles, dont il avait choisi les thèmes : « La cité dans le conflit », « Modernité de la servitude », « L’émancipation ».  On reconnaitra l’idée régulatrice qui préside à sa réflexion philosophique, même s’il ne s’agit plus du rapport maître/élève, ou du lien philosophe/disciple, mais de la question politique du conflit dominant/dominé, centrée sur les concepts de liberté, d’humanité et d’émancipation.  Un dispositif spéculatif dont il aura trouvé la matrice chez Vico : l’émancipation tire son origine du refus d’un état de fait, ouvrant un temps et un espace irréductibles au temps et à l’espace naturel, elle est portée par un sujet collectif qui ne lui préexiste pas, tout mouvement d’émancipation vise à modifier les rapports fondamentaux entre les humains, et son temps est le seul temps proprement humain.

8) Georges s’est toujours tenu obstinément à l’écart de toute ambition institutionnelle, même si nous sommes allés le chercher plusieurs fois pour assumer des responsabilités. Pendant le confinement, nous parlions tous les deux jours au téléphone, il me disait que cela ne changeait rien à sa vie, sinon la nécessité d’avancer aux aurores le temps de sa promenade quotidienne, pour éviter les contrôles policiers. Toute sa vie, il aura fait de cet exercice du non-pouvoir un programme philosophique, sous condition d’un impératif : lire, écrire, enseigner.

9) En témoigne ainsi l’une de ses étudiantes latino-américaines : « J’ai beaucoup appris à son cours (sur « Sartre, la fiction quand même », en 2012), mais à côté de la joie de cet apprentissage, j’avais le sentiment de devenir quelqu’un d’autre, plus heureuse. J’aimais beaucoup l’attention qu’il portait aux mots, la manière dont il interrogeait les mots, comme un écrivain, en même temps qu’il interrogeait la logique des propositions comme un philosophe ».

 

Patrice Vermeren

Cimetière du Père Lachaîse, Paris, 26 juin 2020